Fuites de gaz dans les arguments des gaziers

Je reproduis ici l’article de Sylvain Lapoix, «Gaz de schiste : des fuites repérées dans les argumentaires des industriels», publié sur Ownipolitics.com le 4 février 2011, sous licence libre Creative Commons, By-SA-NC (lien en fin d’article). Merci à Sylvain et à Ownipolitics de mettre ses articles sous licence libre, ce qui nous permet à tous de les copier et même de les modifier en toute légalité. J’ai rajouté un ou deux commentaires entre crochets [ ].

«Gaz de schiste : des fuites repérées dans les argumentaires des industriels»

Face au débat sur les risques environnementaux, gaziers et politiques dégainent des arguments pour défendre l’exploitation des gaz de schiste… où la mauvaise foi le dispute à l’erreur factuelle !

Entre le feu nourri des questions au gouvernement sur les gaz de schiste et la multiplication des pétitions s’inquiétant des ravages possibles de leur exploitation dans le Sud de la France et désormais en Seine-et-Marne et en Lorraine, le débat sur cette nouvelle ressource était en train d’avancer sans le gouvernement…Mercredi 2 février, Nathalie Kosciusko-Morizet a enfin sauté dans le train en promettant à l’Assemblée nationale une “mission” confiée aux conseillers généraux à l’industrie et à l’environnement chargés d’évaluer l’enjeu des gaz de schiste, “et d’abord les enjeux environnementaux”. Tant qu’il ne sera pas établi si leur exploitation est possible de manière “propre”, aucun nouveau permis ne sera délivré ou même étudié. De quoi gagner un peu de temps avec les députés pendant que le Conseil européen, à Bruxelles, discute exactement du même sujet, mais pas dans les mêmes termes.

Depuis mercredi, le Sommet Énergie réunit à Bruxelles les États membres qui présentent chacun leurs propositions pour de nouvelles sources d’énergie permettant de respecter les quotas de réduction d’émission de gaz à effet de serre. Tandis que la France, alliée à la République Tchèque, a dégainé le potentiel de l’énergie nucléaire parmi les substituts “décarbonés” aux énergies fossiles, la Pologne elle, a soulevé l’importance des gaz de schiste en glissant un paragraphe dans le document de référence (communiqué par un eurodéputé à OWNIpolitics) contre lequel la France n’aurait pas fait valoir son véto:

In order to further enhance its security of supply, Europe’s potential for sustainable extraction and use of conventional and unconventional (shale gas and oil shale) fossil fuel resources should be assessed.
Afin de mieux sécuriser ses approvisionnements énergétiques, le potentiel de l’Europe pour une extraction et un usage durable des hydrocarbures conventionnels et non conventionnels (gaz de schiste et huiles de schiste) devrait être affirmé.

Alors que Total entrevoit déjà un “haut potentiel » dans les 4327 km² qui lui sont occtroyés par son permis de Montélimar, les arguments se multiplient pour défendre cette nouvelle industrie. Or, ces arguments semblent, à l’instar du “moratoire” de Nathalie Kosciusko-Morizet, plus prompt à gagner du temps vis-à-vis des opposants que d’exposer la réalité des problématiques en jeu.

Pas question d’exploiter le gaz de schiste comme cela se fait dans certains pays et notamment aux USA (…) avec des techniques dangereuses pour l’environnement et destructrices —Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Écologie

Si la ministre pense réellement ce qu’elle dit, il lui faudra alors annuler les permis d’exploration accordés dans le Sud : ils ont tous été signés conjointement par des sociétés françaises et des opérateurs américains qui emploient les “techniques dangereuses pour l’environnement et destructrices » fustigées dans cette envolée de prudence. Dans le Languedoc et en Ardèche, c’est le texan Schuepbach qui partage avec GDF le droit de prospecter, tandis que Total s’est associé à Chesapeake, figure de proue de la dévastation de la banlieue Ouest de Dallas par les puits de gaz de schiste.

Et quand bien même les sociétés françaises se débarasseraient de ces associés aux doigts patauds, ni Total, ni GDF ne connaissent les méthodes d’extractions, ils n’interviennent que dans les phrases d’exploration et de distribution. Comme pour tous les chantiers d’extractions, ils devront faire appel aux spécialistes du secteur : Halliburton (inventeur de la fracturation hydraulique), Schlumberger ou encore Baker Hughes, qui ramèneront entre le Rhône et la Garonne, leurs mélanges de produits chimiques protégés par le droit au secret industriel américain.

Nous n’allons pas nous comporter comme des cowboys et creuser des trous partout —Charles Lamiraux, direction générale de l’énergie et du climat.

Il n’y a pourtant pas beaucoup d’autres manières de récupérer les gaz de schiste que de semer les champs de puits. Selon le géologue Aurèle Parriaux, spécialiste de l’ingénierie de forage à Polytechnique Lausanne, pour espérer tirer profit de la galaxie de micropoches enfermées dans les couches de schiste, il faut creuser tous les 250 à 500 mètres ! Contrairement aux poches de gaz naturel où il suffit de planter un tuyau comme une paille pour aspirer, les gaz de schiste persillent la roche sur des surfaces considérables… Or, si Total veut atteindre les 40% de taux d’exploitation qu’il évoque pour le permis de Montélimar, cinq ou six puits perdus dans l’arrière-pays nimois n’y suffiront pas…

Nous utiliserons des aquifères (nappes phréatiques) non potables ! —Charles Lamiraux, direction générale de l’énergie et du climat

A raison de 7 à plus de 15 millions de litres d’eau pour chaque fracturation hydraulique, le risque de drainage des ressources en eau potable des cultures et de la consommation vers l’exploitation des gaz de schiste trouverait une solution dans de curieuses “nappes phréatiques non potables”, trouvées à grande profondeur. Au laboratoire Hydrosciences de Montpellier, Séverin Pistre semble plus sceptique : “il existe des aquifères salins chauds très profonds mais ils sont difficiles à exploiter, très chargés en minéraux lourds et leur débit n’est en rien garanti, précise l’hydrogéologue. De plus, il y a le risque que le prélèvement massif dans ces ressources modifie l’équilibre et fasse baisser le niveau des nappes phréatiques potables.”

Au pied des collines, le laboratoire d’hydrogéologie avait tenté d’utiliser les mêmes sources d’eaux profondes pour économiser sur la note de chauffage de la piscine de la faculté Montpellier 2 par la mise en place d’un circuit de géothermie : “l’eau sulfatée emprisonnée dans le calcaire remontait à 29°C mais elle était hyperminéralisée : en quelques mois, le dépôt dans les canalisations ont rendu le système totalement inutilisable”, raconte le chercheur. Les industriels auront-ils réellement la patience de filtrer par millions de litres ces eaux profondes pour éviter que les puits de gaz de schiste ne s’encrassent alors que l’eau potable leur tendra les bras ?

Les fuites de gaz sont “normales” dans les puits —Association pétrolière et gazière du Québec.

Avant même de vérifier d’où provenaient les accusations, les gaziers canadiens se sont écriés en coeur “il y a toujours des fuites quand le coffrage de béton vient d’être coulé”… sauf que les fuites révélées par la commission d’enquête du ministère des Ressources naturelles avaient été repérées dans des puits vieux de plus de 4 ans !

Entre la vaporisation à l’air libre de liquides de fracturation et le rapport accablant du Bureau d’audience publiques sur l’environnement qui relevait des anomalies dans 19 des 31 puits inspectées au Québec, les industriels ne savent plus quoi inventer pour gérer le “bad buzz” [mauvaise pub] sur leurs explorations. Dernière initiative en date pour calmer le jeu : le PDG de Questerre a promis 20.000 $ canadiens pour rénover une église située dans une zone où il souhaite exploiter les gaz de schiste ! A ce niveau-là, il ne reste effectivement plus que la foi… [serais-je visionnaire ? : Gaz de schiste, gaz hilarant, section “Total Recall” (21 janv. 2011)]

Une vache émet plus de CO2 dans l’atmosphère qu’un puits. C’est factuellement prouvé — Nathalie Normandeau, ministre québécois de l’environnement

Face à la montée de la contestation de l’exploitation des gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent, la ministre a accusé les opposants de “démagogie” dans la façon qu’ils avaient de présenter les nuisances liées aux puits de gaz de schiste… Malheureusement pour elle, deux agronomes du ministère des Ressources naturelles et de la Faune chargés d’enquêter sur les nuisances provoqués par les puits de gaz de schiste ont formellement démentis les chiffres annoncés, comme le rapportait Nature Québec :
À partir de l’analyse de trois puits, sur les trente et un qui ont été inspectés et pour lesquels les données sont assez complètes pour faire l’exercice, les agronomes, Jeanne Camirand et Jérémie Vallée, ont évalué que les fuites observées dans ces trois puits équivalent aux “émanations” de méthane de 107 vaches.
[Ça alors, j’en parlais justement là-bas, en toute fin d’article : Cartes des permis de gaz de schiste pour la France ? Jamais je n’aurais cru que mon histoire de vaches serait un argument ministériel. “Ch’est à n’pos croire !…” comme on dit là-bas : Gaz de schiste : Les bijoux de la Castafiore]

Les gaz de schiste sont un investissement d’avenir avec la montée des prix du pétrole

Les gaz de schiste représentent moins une opportunité vis-à-vis de la baisse des prix du pétrole que par rapport… au développement des gaz de schiste ! En révélant des réserves non conventionnelles représentant presque quatre fois les réservoirs classiques, ce nouvel horizon des hydrocarbures a fait s’effondrer les prix du gaz, modifiant jusqu’au calcul du prix : demandé par le gouvernement, la nouvelle formule mise en place par GDF Suez prend désormais également compte des ventes en gros de gaz naturel liquéfié, rendant le cours des hydrocarbures gazeux un peu plus indépendant de celui du pétrole. Et, par conséquent, plus prompt à plonger.

Une perspective réjouissante pour les compagnies exploitantes d’hydrocarbures mais qui éloigne un peu plus l’avènement de filière viable en matière d’énergies renouvelables. Premier consommateur d’éolienne il y a quelques mois, les États-Unis, criblés de puits de gaz de schiste fumant, ont délaissé les promesses du vent au profit de la Chine.

Il n’y a aucune preuve de la dangerosité de l’exploitation

C’est en parti vrai du fait de la mauvaise volonté des industriels : difficile de prouver le lien entre la pollution des nappes phréatiques et les puits de gaz de schiste quand les industriels refusent de communiquer la liste des produits chimiques qui y sont injectés.

Quant aux nuisances pour la qualité de l’air, elles ont été clairement démontrées par un rapport sur la ville de Fort Worth, à l’Ouest de Dallas, où l’exploitation des gaz de schiste a davantage pollué l’atmosphère de la ville que l’intégralité de la circulation automobile. [Voir Le film Gasland.]

Du côté de l’Angleterre, un rapport du groupe indépendant Tyndal Council avait mené cet organisme composé de scientifiques, d’économistes et d’ingénieurs à demander un moratoire au gouvernement britannique sur l’exploitation de gaz de schiste dans la région du Lancashire, dans le Nord du Pays. Lequel a été royalement ignoré par les autorités londoniennes.

Reste à savoir le sort qui sera fait au rapport commandé par Nathalie Kosciusko-Morizet : si elle a insisté pour que soient étudiés “d’abord les enjeux environnementaux”, les questions énergétiques sont désormais “d’abord du ressort du ministère de l’Industrie”. Quant aux conseillers généraux auxquels elle a commandé un rapport, ce sont les mêmes qui ont d’abord autorisé les permis d’exploration délivrés dans le Sud de la France. Espérons au moins que le rapport réponde aux questions posées ici avec plus de précision que la ministre qui l’a commandé.


Gaz de schiste : des fuites repérées dans les argumentaires des industriels, ©Sylvain Lapoix, licence libre Creative Commons, By-SA-NC, Ownipolitics.com, 04/02/2011.

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