NOTE D’INTENTION

Une courte présentation personnelle. J’ai suivi des études de biologie entre 1996 et 2001, puis fait une thèse et un postdoctorat en biologie de l’évolution (plus précisément, en Evolution et Développement). J’ai quitté le monde universitaire en 2007. Je me considérais à l’époque comme quelqu’un de politisé bien qu’avec le recul je me rends compte que j’étais très peu critique de la science en général. L’université avait fait de moi un produit typique de la science moderne : un savoir très spécialisé et compartimenté, sans aucune connaissance de l’histoire de ma discipline (encore moins une connaissance critique) et une pratique de la recherche entièrement tournée vers la publication (en vue de faire avancer ma carrière). J’ai utilisé ces connaissances en biologie et en génétique dans certains contextes politiques dans les années qui ont suivi. Plus récemment, suite à diverses discussions collectives, une vision partagée sur l’époque s’est affirmée, développée dans la suite de cette note d’intention. Dans ces rencontres, j’ai réalisé que mon « passé » de biologiste pouvait constituer un apport à la clarification de la situation. Il m’a donc semblé évident de m’y replonger sérieusement et de mettre la biologie, particulièrement la génétique, au centre de ma colère.

On peut dire, sans étonner personne, que ce qui sera dépend en partie de la perception que l’on se fait de ce qui est, ou, autrement dit, que les projections politiques d’une époque sont intimement liées à la perception que l’humain se fait de lui-même, et n’hésitent pas à aller y puiser leur légitimité ; ceci à travers l’anthropologie mais aussi à n’en pas douter à travers la rationalité scientifique développée en biologie. Il nous faut bien percevoir cette interaction comme un mouvement circulaire qui envisage les sciences comme travaillées en retour par le politique. Nous sommes désormais dans les années 2020 et voilà que les paradigmes scientifiques de la modernité semblent s’effondrer ou plus exactement se recomposer après avoir atteint leurs paroxysmes. Par exemple, le grand partage Nature/Culture à la base de la pensée occidentale semble laminé par une attaque simultanée de la biologie et de l’anthropologie contemporaines.

Comment ne pas voir dans le mouvement français dit des « Gilets Jaunes » la puissance de déflagration que peut créer l’écroulement de nos certitudes ? Comment s’étonner de la rage et de la réaction quasi-insurrectionnelle d’une partie de la population lorsque toutes nos illusions tenaces sur la démocratie représentative, le gouvernement pour le bien public, le maintien de l’ordre et l’état providence se délitent littéralement sous nos yeux ? Comme un Edward Snowden, prêt à tout risquer, son travail, ses relations, sa vie, parce qu’il ne pouvait pas supporter la contradiction entre son travail et sa croyance absolue en les vertus de la constitution américaine…

La question de placer les racines d’une révolution politique fondamentale dans la perception que nous avons du réel lui-même est délicate. Bien qu’il paraisse évident que le changement révolutionnaire doit être ontologique, comment s’atteler à ce bouleversement des perceptions ? Où se situe la frontière entre travailler à un nouvel imaginaire et l’imposer – comme la gauche et le mouvement révolutionnaire ont su si bien le faire par le passé par des mots d’ordre, des appels creux et violents à l’unité, au ralliement derrière une bannière, à la pureté idéologique… Pas seulement la gauche évidemment, les fascistes avaient bien compris l’importance du façonnage d’un nouvel imaginaire, et les cybernéticiens aussi. Une autre question qui me préoccupe est celle de l’opportunité politique de ce moment. Si nous sommes réellement à un point de bascule, si certains paradigmes de la modernité s’écroulent, que faire et comment ? Voilà pour le constat.

De manière plus précise, je m’intéresse donc à la biologie moderne, née il y a seulement deux siècles. Elle est, depuis, une science à l’image de la modernité, c’est-à-dire obsédée par la classification, le cloisonnement, la séparation, le détachement (de soi, du sol, des autres) et le mesurable. Elle a reposé et repose toujours en grande partie sur une volonté de « centrement » (l’anthropocentrisme, les notions centrales d’espèce, d’individu ou de gène comme entités primaires de la biologie, ou l’idée de programme génétique et de l’ADN comme matrice du vivant) et sur une vision du vivant comme machine (héritée des thèses biologiques cartésiennes méca­nistes du 17e qui posent l’être vivant comme un automate, et prolongée de nos jours par la cybernétique). Une vision qui fait de nous les ingénieurs du monde vivant.

Certaines pistes de recherche à opposer à ces paradigmes pourraient être de travailler sur la continuité, les relations, de décentrer, d’insister sur les processus historiques, de penser le corps-forêt comme opposé au corps-machine, de tenter la vision du vivant comme hacker/bricoleur opposé à l’ingénieur… Bien sûr, il faut aussi se poser la question de la recherche, de qui produit les connaissances, pourquoi, quelles en sont les questions, les méthodologies, à qui est destinée cette production, dans quel but, qui en profite ? Quels types de connaissances, et de transmission, sont valorisées et reconnues ? J’aimerais aussi m’attarder sur la question du contrôle. Travailler cette contradiction apparente entre abandonner l’obsession occidentale du contrôle tout en voulant augmenter sa propre puissance/prise sur le monde. La recherche scientifique pourrait-elle, ou ne devrait-elle pas, être une des activités qui nous permettent d’augmenter notre puissance ? Comment étudier et faire de la recherche qui fasse sens politiquement ? Il y a beaucoup à faire.

Suite à quelques lectures, j’ai eu envie de mettre mes idées au clair. Rien de plus efficace que d’écrire pour poser les choses, et permettre de passer à l’étape suivante. Ces quelques lectures sont principalement des textes de Pichot, Kupiec, Sonigo ou Bonneuil. Je me retrouve aussi dans certains travaux de Pièces et Main d’œuvre, de Louart, du blog Et vous n’avez encore rien vu… ou dans des initiatives comme l’École de la terre. Libre de toutes contraintes académiques, je cite et plagie à cœur joie et n’ai aucunement besoin de prétendre à une quelconque « objectivité » scientifique, un concept vide et sans intérêt par ailleurs. Je ne pense pas proposer grand-chose de nouveau ici, simplement relayer des idées qui m’ont paru intéressantes, de la manière la plus honnête possible. Mon but est donc d’essayer de comprendre à quel point la biologie et la génétique nourrissent et sont nourries de l’imaginaire de leur époque. Il m’a paru qu’en premier lieu, je devais effectivement connaître « l’ennemi » du mieux que je pouvais, afin d’élaborer une stratégie d’attaque, de décentrement et de destitution.

Pour une Biologie située et décentrée

Une biologie située est une science qui part de la situation dans laquelle elle est pratiquée, enseignée, jouée et fabriquée. En d’autres termes les luttes locales, les spécificités, les traditions, les coutumes, la situation politique, les rapports de pouvoirs, les conditions géographiques et écologiques etc. doivent impérativement faire partie d’une biologie située qui fasse sens pour les personnes et autres êtres impliqués dans sa pratique. Une biologie décentrée est une science qui prend en compte ce qui était considéré comme à la marge de la biologie moderne, par exemple les organismes, les invariants du vivant, la mort, la stochasticité, le bruit, la non-spécificité, le non-ADN, le récalcitrant, l’instable, l’imprévisible, le non-modélisable, le glissant, l’opaque, ce qui ne pourra jamais être connu, le non-linéaire, la sérendipité (l’ouverture à l’inattendu et à l’intuitif) etc. Décentrer la biologie, c’est accepter que l’explication des phénomènes vivants ne peut pas se concentrer sur une seule entité ou un seul concept (l’ADN par exemple), elle doit accepter la pluralité des causes, des niveaux d’organisation et de compréhension, dans une relation complexe de continuité, de porosité et de réciprocité qui échappe à tout modèle déterministe. C’est peut-être par la prise en compte de ces approches que nous pourrons percevoir de nouvelles capacités symboliques du vivant, donner sens à ses formes et à sa diversité, recréer un imaginaire et un lien avec le vivant qui soient moins délétères que ceux dans lesquels nous sommes pris.