L’anarchie, c’est la vie!

Nous vivons aujourd’hui au sein d’une civilisation corrompue et avilie. Superficielle et amorale, sa vision est construite non sur quelque sens des valeurs mais seulement sur un amour avide de l’argent et du pouvoir. Pire que cela, cette civilisation ne cesse de nous répéter qu’il n’y a aucune manière de vivre que la sienne, qu’il nous est à jamais impossible de rêver d’une alternative, sans même parler d’en créer une.

Face à tout cela, quelque chose d’absolument extraordinaire est nécessaire. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un cri collectif de refus courageux; d’une réfutation impitoyable et implacable qui tranche à travers les couches de mensonges accumulées au fil des siècles; d’une éthique bouillonnante et explosive qui fasse sauter l’illusion mal fondée de la démocratie et du consensus; d’un déferlement audacieux et flamboyant d’authenticité qui ose mettre au jour les pitoyables restes d’une humanité réduite à un état presque fatal de désespoir et de mal-être par les forces de la tyrannie, de la violence, de l’exploitation et de la cupidité.

Heureusement, nous possédons déjà un tel arsenal d’idées, un tel mouvement sous la forme de l’anarchisme. Dans le sang de chaque et tout anarchiste coule la nécessité d’interroger toute chose, de n’accepter aucune limite à la liberté de l’individu et donc, comme une conséquence logique, de la communauté. L’anarchiste ne s’échappe pas seulement du cadre de la pensée acceptable prudemment construite par le système actuel, elle/il le réduit en pièces et danse sur les débris. Aucun postulat qui ne soit mis en question, aucun état des choses qui soit regardé comme inévitable, aucun juste combat qui ne soit considéré comme valant la peine d’être mené, aucun futur qui soit perçu comme hors d’atteinte. Ce n’est pas pour rien que les affiches dans les rues de Paris lors des soulèvements de 1968 déclaraient: « Soyez réalistes – demandez l’impossible! ». C’est toute l’énergie lâchée par l’appel aux armes de l’anarchie: le pouvoir perpétuel des possibilités refusées mais jamais mortes.

Les piliers philo-sophiques de notre société-prison ont été ébranlés de multiples fois par l’éloquence de ces critiques. Léon Tolstoï nous a avertis que nous sommes dirigés « au moyen de la violence organisée » et Alexandre Berkman nous a dit que quel que soit le genre d’autorité auquel nous ayons affaire « c’est toujours le même bourreau qui exerce le pouvoir sur vous par l’intermédiaire de votre peur de la punition d’une façon ou d’une autre ».

Il n’y a pas d’épreuve plus saisissante pour un anarchiste que la prise de conscience que tout ce qu’ils ont été dressés à croire est faux, et Emile Henry – un jeune étudiant brillant à Paris dans la dernière décennie du XIXe siècle – ne fait pas exception. Il rappelait: « On m’avait dit que les institutions sociales étaient basées sur la justice et l’égalité, et je ne constatai autour de moi que mensonges et fourberies… J’ai apporté dans la lutte une haine profonde, chaque jour avivée par le spectacle révoltant de cette société, où tout est bas, tout est louche, tout est laid, où tout est une entrave à l’épanchement des passions humaines, aux tendances généreuses du cœur, au libre essor de la pensée. »

Depuis ses tout débuts, l’anarchisme a rejeté l’idée que certaines personnes privilégiées pouvaient « posséder » des parties de la surface de la planète au détriment d’autres personnes, et a envisagé un lendemain où la propriété et les maux qui lui sont associés seraient abolis. Suivant les pas de Pierre-Joseph Proudhon, qui a défini de façon fameuse la propriété comme un vol, Gustav Landauer a écrit au début du XXe siècle: « Tout propriétaire de biens, tout propriétaire de terres est en réalité propriétaire d’êtres humains. Quiconque détient la terre au détriment des autres, au détriment des masses, contraint ces autres à travailler pour lui. La propriété privée est du vol et de l’esclavagisme. »

La place manque ici pour détailler tous les domaines de la vie contemporaine dans lesquels l’anarchie conteste le consensus capitaliste. Il rejette l’idée que, dans le but d’être capables de survivre sur cette planète, nous devions accepter de « travailler » pour le profit de quelqu’un d’autre. Il s’oppose résolument à la conversion cynique de la solidarité naturelle en un sentiment falsifié d’identité collective nommé « patriotisme » et la propagande guerrière qu’il sert à justifier. Se glorifiant de la variété des manifestations humaines, il refuse avec acharnement de laisser les gens être mis dans des cases, classés, condamnés, assignés à une place ou stigmatisés en raison de leur genre, de leur origine, de leur orientation sexuelle, de leurs capacités physiques ou d’une autre différence individuelle, qu’elle soit naturelle ou choisie.

Plus fondamentalement, bien sûr, l’anarchisme s’oppose à l’existence d’un Etat – l’hérésie fondamentale pour laquelle il est attaqué par l’Establishment. Une fois que sera dissipée l’illusion que les gens ont besoin de l’Etat, plutôt que le contraire, le château de cartes de l’autorité et de l’obéissance s’effondrera rapidement. Cependant, il ne sera pas facile de débarrasser les gens de cette idée, comme l’a expliqué Errico Malatesta en imaginant un homme dont les jambes avaient été liées dès l’enfance, mais qui essayait par tous les moyens d’avancer en boitillant. Il pourrait croire, comme le citoyen par rapport à l’Etat, qu’il est nécessaire qu’il soit attaché: « Imaginez qu’un médecin construise une théorie complète, avec un millier d’illustrations habilement inventées, pour persuader l’homme aux membres liés que, si ses membres étaient libérés, il ne pourrait pas marcher, ou même vivre. L’homme défendrait ses liens avec fureur et considérerait comme son ennemi quiconque essaierait de les arracher. »

Constamment nous voyons l’esprit anarchiste sauter par-dessus les murs dans lesquels la société veut l’emprisonner, portant un nouveau regard sur ce que d’autres ont toujours considéré comme acquis, observant autour de lui avec perplexité les trous que l’humanité a creusés pour elle-même et confectionnant, à l’aide de sa réflexion, des échelles de corde de la pensée avec lesquelles nous puissions nous sauver. Prenez par exemple un article de George Woodcock sur la façon dont la vie de l’homme occidental moderne se déroule suivant les symboles mécaniques et mathématiques du temps de l’horloge. Il écrit: « Dans une société saine et libre une domination aussi arbitraire de l’homme par des machines faites par l’homme est encore plus ridicule que la domination de l’homme par l’homme. Être totalement libre implique d’être affranchi de la tyrannie des abstractions aussi bien que de l’autorité de l’homme. »

Être affranchi de la tyrannie des abstractions – nulle part l’ambition sans limites de la pensée anarchiste n’est exprimée plus clairement qu’ici ! Voilà une idéologie politique qui est prête à s’élever jusqu’au royaume de la philosophie sans s’arrêter pour reprendre son souffle, appelant l’humanité à s’échapper de l’étroitesse d’esprit capitaliste, dépourvue d’imagination et purement fonctionnelle.

Gustav Landauer

 « L’anarchie, c’est la vie; la vie qui nous attend une fois que nous nous serons débarrassés du joug.  Le seul objectif de l’anarchisme est de mettre fin à la lutte des hommes contre les hommes et d’unir l’humanité afin que chaque individu puisse déployer son potentiel naturel sans obstruction »

 

Bakounine condamnait ceux qui se cachent derrière le masque de la science pour laminer nos vies et nos rêves, appelant à une « révolte de la vie » contre cette tyrannie dogmatique. Landauer faisait écho à son appel en déclarant que « l’anarchie, c’est la vie; la vie qui nous attend une fois que nous nous serons débarrassés du joug », et nous voyons là la motivation et la signification qui sont derrière tout le rejet de la société contemporaine et de ses normes étouffantes. Pour un anarchiste, ce n’est pas ainsi que les choses sont censées être; ce n’est pas ainsi que nous sommes tous censés vivre. Comme l’homme lié de Malatesta, nous boitillons vers notre mort en croyant que c’est la vie comme elle doit être, acceptant les propos rassurants des maîtres d’esclaves selon lesquels il n’y a pas d’alternative; que nous devrions leur être reconnaissants de nous garder en vie; que les fouets, chaînes et caméras de surveillance sont tous fournis pour notre propre sécurité; qu’il n’y a pas d’autre route que celle-là, pas de plus belle tâche que de casser des cailloux, aucun lieu éventuel vers lequel nous pourrions nous échapper – qu’une telle chose, la liberté, n’existe tout simplement pas.

Pour les anarchistes, la tendre pousse verte de chaque nouveau-né, le précieux potentiel de chaque être humain merveilleusement unique et beau, est entravé, écrasé, détruit par les bottes au bout ferré du capitalisme. Emma Goldman a dit que la santé d’une société pouvait être mesurée par « la personnalité individuelle et le point jusqu’où elle est libre d’exister, de se développer et de s’épanouir sans être arrêtée par une autorité envahissante et coercitive », et Landauer a écrit que « le seul objectif de l’anarchisme est de mettre fin à la lutte des hommes contre les hommes et d’unir l’humanité afin que chaque individu puisse déployer son potentiel naturel sans obstruction ».

Voilà, au bout du compte, ce que les anarchistes entendent par liberté. La liberté d’être ce que nous sommes censés être, de devenir ce pour quoi nous sommes nés et ce que nous étions destinés par nature à devenir, si nous n’avions pas été contrecarrés et déformés par cette civilisation capitaliste. Livrés à nos propres moyens, libérés du contrôle des dirigeants et des exploiteurs, nous pourrions en tant qu’individus coopérer et nous unir comme nous y étions destinés, de la même manière que nos semblables, les plantes, les insectes, les champignons et les microbes. Voilà la base de l’argumentation classique des anarchistes en faveur d’une société sans Etat fondée sur l’aide mutuelle et la solidarité. Comme l’a dit Bakounine: « La nature, en dépit de l’inépuisable richesse et variété des êtres dont elle est constituée, ne fait voir en aucune manière le chaos mais au contraire un monde magnifiquement organisé dans lequel chaque partie est logiquement reliée à toutes les autres parties. »

Les lois naturelles – voilà la base de la vision anarchiste d’une société valable et la raison pour laquelle nous rejetons les lois fabriquées comme des impostures destructrices de tout ce qui est bon, vrai et réel. Ce sont les branches mêlées et infiniment complexes d’une communauté vivante, une entité vitale qui est l’unique forme d’ « autorité » que les anarchistes peuvent respecter, la différence entre une société avec un gouvernement et une société anarchiste étant, comme l’a dit Woodcock, « la différence entre une structure et un organisme ».

Rejetant la pitoyable idée selon laquelle nous venons au monde dépourvus de but et de principe, feuilles blanches irrémédiablement amorales de papier vivant sur lesquelles l’Etat, dans sa sagesse, doit consigner les règles d’après lesquelles il exige que nous vivions, les anarchistes savent que des lois internes ont déjà déposé un sentiment de justice dans nos âmes.

C’est précisément parce que nous connaissons déjà la vraie justice – dans notre sang, dans nos os, dans nos entrailles, dans nos rêves – que les anarchistes sont si révoltés par la parodie écœurante qui nous est servie par l’Etat. Notre sens inné du bien et du mal est mortellement blessé et la pression que créent une vraie justice réprimée, une autorité naturelle intérieure niée, des lois internes étouffées s’amplifie dans nos esprits – individuellement et en masse, consciemment et inconsciemment – et devient la force qui sous-tend le besoin de révolution.

Cette force devient elle-même une entité vivante – non l’entité passive, patiente qui animait les sociétés humaines aux temps où tout allait comme il fallait, mais une entité active, dynamique qui s’est formée dans le seul but de faire une brèche dans l’obstruction à la vie qu’elle trouve barrant le chemin de la nature. Pour Landauer, cette entité révolutionnaire devient une source de cohésion, de résolution et d’amour – « un foyer spirituel » – pour une humanité échouée dans un âge désolé et despotique: « C’est dans le feu de la révolution, dans son enthousiasme, sa fraternité, son agressivité que l’image et le sentiment d’une unification positive s’éveille; une unification qui passe par une puissance de liaison: l’amour comme force. »

Ce pouvoir brut, spirituel, d’enthousiasme révolutionnaire peut permettre à l’anarchie de transformer son rejet théorique des chaînes de notre société truquée en un rejet réel. Cet enthousiasme, ce feu, cette agressivité, peuvent être partagés par de vraies personnes, habitant dans de vraies villes et agglomérations, qui descendent dans de vraies rues avec un vrai dessein. Quel autre espoir de changement y a-t-il que cette joyeuse libération de la puissance des eaux de la justice, de la nature, de la vie, si longtemps contenue ?

Emile Henry, le jeune étudiant parisien consterné par la société malade qu’il voyait autour de lui, fut poussé par la même force de révolution à s’élancer contre la société corrompue et essayer de mettre le feu aux poudres à travers la propagande par l’action. Après avoir tué plusieurs policiers en plaçant une bombe dans les bureaux d’une compagnie minière connue pour briser les grèves et ensuite s’en être pris au huppé Café Terminus, réservé aux classes supérieures, avec un autre attentat, il fut guillotiné à l’âge de 22 ans en 1894.

A son procès, il ne se repentit pas des morts qu’il avait causées, les comparant avec les innombrables vies prises et détruites par l’impitoyable système d’Etat capitaliste (qui à l’époque s’en était pris brutalement aux anarchistes) et affirmait avec défi sa conviction que la cause pour laquelle il allait mourir triompherait un jour de ses puissants adversaires. Henry déclara à ses accusateurs: « Vous avez pendu à Chicago, décapité en Allemagne, garrotté à Jerez, fusillé à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’anarchie. Ses racines sont trop profondes; elle est née au sein d’une société porrie qui se disloque… Elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer. »

Texte tiré de mon livre The Anarchist Revelation

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Paul Cudenec is the author of 'The Anarchist Revelation'; 'Antibodies, Anarchangels & Other Essays'; 'The Stifled Soul of Humankind'; 'Forms of Freedom'; 'The Fakir of Florence'; 'Nature, Essence & Anarchy'; 'The Green One', 'No Such Place as Asha' , 'Enemies of the Modern World' and 'The Withway'. His work has been described as "mind-expanding and well-written" by Permaculture magazine.

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