Spirales d’espoir


Voici une version française de Spirals of Hope. Je ferai une présentation le dimanche 28 septembre 2014, 19h, à l’infokiosque, 151 Grand rue, St Jean du Gard, France. 

Une anxiété profonde est la réaction personnelle banale au monde dépourvu de sens et d’authenticité dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Une des solutions proposées pour remédier à cette crise de l’esprit est de «vivre dans le Maintenant» et de placer ainsi dans une sorte de perspective lointaine les agaçantes confusions de notre société contemporaine, de s’enraciner dans la réalité physique de chaque moment, pour trouver un fondement solide dans les simples sensations: regarder, écouter, respirer, marcher, manger.

Mais, si une nostalgie obsessionnelle du passé est clairement malsaine pour tout individu, c’est également le cas de l’addiction au moment présent qu’entraîne le fait de vivre excessivement dans le Maintenant. Cela développe l’habitude de se laisser porter passivement par le courant. Malgré l’intention de se défaire de l’ego ambitieux et anxieux, l’homme du Maintenant peut devenir égoïste et se glorifier de la spontanéité irréfléchie de son propre temps éternellement présent. Par ce moyen, on peut éviter l’anxiété, mais seulement si l’on ignore le fait que l’anxiété est un symptôme. Les causes profondes du problème sont tout simplement ignorées et tout traitement curatif indéfiniment ajourné.

Ce qui s’applique à l’individu s’applique aussi au macrocosme de la société. Collectivement, nous sommes également tentés de nous replier sur nous-mêmes en vivant purement dans le Maintenant, face à la perte d’orientation provoquée par l’ouragan d’angoisses tourbillonnant autour de nous. En vivant perpétuellement dans le temps présent des Actualités, nous nous contentons de répondre manière intuitive aux stimuli qu’il propose, entraînés d’une question à une autre. Les tentatives pour atteindre une compréhension plus profonde et sur le long terme de notre triste situation collective sont rendues virtuellement impossibles par le constant bruit de friture produit par des comptes rendus de l’histoire servant les intérêts du statu quo. Parfois, c’est simplement la pure quantité de détails hors de propos qui rend difficile de donner aucune forme réelle à ce qui est arrivé à l’humanité, mais souvent ces comptes rendus sont délibérément trompeurs.

Los Amigos de Ludd écrivent que le capitalisme impose sa propre réalité en «réduisant l’Histoire à une succession d’étapes dans la réalisation de leurs propres dogmes, et le passé à un squelette de concepts et d’abstractions». Michael Löwy développe l’idée que la réalité a été obscurcie par un état d’esprit moderne qui «perçoit le mouvement de l’histoire comme un continuum d’améliorations constantes, d’évolution irréversible, d’accumulation croissante, de modernisation bienfaisante dont le progrès scientifique, technique et industriel constitue le moteur».

En opposition avec cette histoire officielle du Progrès, on trouve des visions comme celle de Walter Benjamin qui imagine l’Ange de l’Histoire, en s’inspirant du tableau de Paul Klee,

Angelus Novus. «Son visage est tourné vers le passé», explique Benjamin. «Là où à notre regard à nous semble s’échelonner une suite d’événements, il n’y a qu’un seul qui s’offre à ses regards à lui: une catastrophe sans modulation ni trêve, amoncelant les décombres et les projetant éternellement devant ses pieds. L’Ange voudrait bien se pencher sur ce désastre, panser les bures et ressusciter les morts. Mais une tempête s’est levée, venant du Paradis; elle a gonflé les ailes déployeés de l’Ange; et il n’arrive plus à les replier. Cette tempête l’emporte vers l’avenir auquel l’Ange ne cesse de tourner le dos tandis que les décombres, en face de lui. montent au ciel. Nous donnons nom de Progrès à cette tempête.»

Comme Benjamin, il nous faut être capables de prendre de la distance par rapport au détail frénétique et toujours changeant du Maintenant et de voir que cela fait partie d’un scénario beaucoup plus large et de plus grande portée. Ce que nous allons voir est une humanité dépossédée, une société dans laquelle la liberté, l’autonomie, la créativité, la culture et l’esprit de solidarité collective ont été délibérément étouffés par une élite qui, brutalisant et exploitant sans pitié, se cache sous le masque de l’Autorité, de la Propriété, de la Loi, du Progrès et de Dieu.

Un tel asservissement de l’humanité devrait suffire à provoquer le désir du changement, mais il y a, ajouté à cela, un autre facteur: cette civilisation capitaliste et industrielle est aussi en train de tuer la planète. La situation ne saurait être plus urgente et pourtant notre culture répond à peine, ne montre aucun signe de changement. Le cœur du problème est sans doute que notre société n’est plus en vie et l’on ne peut attendre grand-chose comme réponse de la part d’un cadavre! Notre prétendue démocratie est une imposture, les gens sont dépossédés de tout pouvoir et réduits à la soumission par l’Autorité et il n’y a donc pas moyen que la majorité puisse influer sur la direction que prend la société, même sur des points de détail, ne parlons pas des questions d’importance fondamentale.

Cependant, il est important de se rappeler que ce sentiment d’impuissance fait partie intégrante de la supercherie psychologique utilisée par les autorités pour s’assurer de notre soumission à un statu quo ininterrompu. Vivant collectivement dans le Maintenant, nous sommes non seulement aveugles au passé mais aussi au futur. Plus précisément, nous sommes devenus convaincus que, de la même manière que le Progrès nous a inéluctablement conduits à l’endroit où nous sommes aujourd’hui, ainsi il doit continuer à nous conduire où il doit mener. On nous enseigne que le futur est fondamentalement prédéterminé, d’après les lois historiques qui, nous dit-on, ont façonné notre monde, et nous ne pouvons rien y faire. Ce mensonge a même fini par être accepté par des opposants radicaux au capitalisme industriel, qui soutiennent que la meilleure chose à faire est de s’adapter au sinistre futur qui nous sera inévitablement livré par le système.

En vérité, il n’y avait rien d’inévitable dans la façon dont notre société a tourné. Il a fallu des siècles de répression pour imposer la volonté d’une élite sociopathe à la population. Cette répression se poursuit aujourd’hui, en même temps que la possibilité de son échec à nous mater. Si l’on se place du point de vue de nos ennemis, il n’y a absolument rien d’inévitable dans la perpétuation de leur système. Ils vivent dans la peur continuelle de perdre le contrôle, d’être submergés par le pur et simple nombre de la populace déréglée. C’est pourquoi ils consacrent tant de temps et d’énergie à nous gaver de mensonges, à nous enfermer, jouant le théâtre de l’autorité, lançant contre les émeutes des flics et des armées pour supprimer tout signe de résistance à leur système global d’esclavage.


“Pour nous est venue l’heure de faire éclater le mensonge fondamental avec lequel on nous a lavé le cerveau – celui selon lequel nous serions impuissants”

Nous vivons à une époque où bien des leurres de l’Autorité sont en train de s’effondrer et où des millions de gens partout dans le monde voient la vérité derrière les étaiements artificiels qui la soutiennent. Le cynisme est omniprésent mais nous semblons nous être arrêtés là, placés au point d’équilibre où nous ne croyons plus dans le système mais où nous ne voulons pas aller plus loin, faire le pas décisif vers une résistance ouverte. Pour nous est venue l’heure de faire éclater le mensonge fondamental avec lequel on nous a lavé le cerveau – celui selon lequel nous serions impuissants.

Le premier pas est de comprendre comment il se fait que nous ayons été dupés, comment nous avons été réduits à une situation de soumission psychologique. Ensuite, il nous faut retrouver en nous l’esprit vital qui nous rend forts, le sentiment d’appartenance et de pouvoir collectifs qui effraie tant ceux qui voudraient nous conserver, nous et nos descendants, comme leurs esclaves. Peu importe comment nous appelons ce pouvoir intérieur, tant que nous ne le laissons pas être éclipsé par le mythe d’un pouvoir en dehors ou au-dessus de nous – il ne peut y avoir aucune autorité, aucun dieu, que nous-mêmes.

Dans cette perspective, la situation de la race humaine apparaît tout à fait différente. Il semble impossible qu’elle puisse continuer à courber servilement la tête ou à rester là sans rien faire alors que sa mère, la Terre, est détruite au nom du profit à court terme. Il semble impensable que les gens aient oublié que le désir de liberté repose au cœur de leur être intime. Reconnecté avec la connaissance longtemps interdite de son propre pouvoir, un peuple sera naturellement poussé vers ses besoins innés et éternels. Comme les pousses vertes d’une plante cherchant la lumière du soleil, l’humanité aura toujours une tendance naturelle à réaliser son potentiel organique intérieur.

Pierre Kropotkine semble décrire notre propre époque quand il affirme qu’«il y a des périodes dans la vie de la société humaine où la révolution devient une nécessité impérative, où elle se déclare inévitable».

C’est là que nous devons à nouveau nous confronter à l’habitude confortable de vivre perpétuellement dans le Maintenant et avec elle à toute la conception du temps comme quelque chose qui nous entraîne comme de petites brindilles dans une rivière en crue. C’est le Temps perçu comme Autorité, comme un obstacle à notre pouvoir de façonner notre propre réalité, de devenir la personne que nous voulons être. Nous ne sommes tenus de voyager vers aucun futur particulier, il n’y a rien d’inévitable concernant un quelconque dénouement, peu importe à quel point il paraît vraisemblable depuis notre position actuelle. Même si nous reconnaissons l’existence de circonstances qui obstruent le chemin du futur que nous voudrions voir, aucune raison ne nous oblige, à partir de là, à accepter que leur influence soit décisive. Il est, comme le dit Ernst Bloch, toujours possible de remplacer le fatalisme d’un «parce que» par la résolution d’un «malgré tout». 

Nous devons nous réintroduire dans l’histoire, non comme des observateurs mais comme des participants. Le pouvoir que nous avons la capacité de redécouvrir en nous est, entre autres choses, le pouvoir de créer le futur
 

Nous devons nous réintroduire dans l’histoire, non comme des observateurs mais comme des participants. Le pouvoir que nous avons la capacité de redécouvrir en nous est, entre autres choses, le pouvoir de créer le futur. Nous devons créer notre propre récit, le récit de la révolution. Comme les prophéties des rebelles du passé, notre récit peut produire son propre accomplissement. Il y a un mouvement circulaire qui s’auto-alimente que nous devons amorcer. Comprendre la nécessité de la révolution, rêver de la révolution, espérer la révolution, croire en la possibilité de la révolution – tout cela doit être développé tout à tour avant que la révolution puisse avoir lieu.

Pour accomplir cette tâche, il nous faut une puissante vision et détermination collective qui peut inspirer, qui peut transformer, qui peut régénérer, qui peut balayer des obstacles apparemment immuables et transformer de vagues possibilités en réalités pratiques. Le genre humain a besoin de nouvelles générations de jeunes révolutionnaires idéalistes, d’hérétiques, d’inspirés avec un sens aigu de l’objectif et de la destination, avec l’énergie indéfectible d’amener à l’existence le monde nouveau dont ils rêvent. Nous avons besoin, comme Kropotkine le souligne, «d’âmes intrépides qui savent qu’il est nécessaire d’oser pour réussir».

Nous ne les trouverons pas en nous attachant à une analyse aride et sans passion de l’histoire, en nous enlisant dans le détail, en nous laissant entraîner dans les culs-de-sac d’une abstraction ou d’une pédanterie sans objet. Nous ne les trouverons pas en nous tenant à distance de la vérité, en nous compromettant avec le système, en considérant les débats passionnés comme quelque chose d’embarrassant. Nous ne les trouverons pas en essayant de réguler et de réprimer l’esprit de notre propre révolte, en versant de l’eau froide sur les tentatives pour provoquer le changement, en dénigrant l’espoir lui-même.

Il y a ceux qui rejettent l’espoir comme irréaliste et ceux qui le rejettent parce qu’il est passif, qu’il dépend de facteurs échappant à notre propre contrôle. Mais les deux points de vue oublient de voir que l’espoir est en réalité un facteur vital dans notre capacité à transformer la réalité et que, loin de jouer un rôle passif, il  peut déclencher l’aspiration à une participation active. «Rappelons-nous que si l’exaspération conduit souvent les hommes à la révolte, c’est toujours l’espoir, l’espoir de la victoire, qui fait les révolutions», dit Kropotkine et il développe l’idée que l’action qu’il inspire va aussi alimenter en retour les énergies positives de l’esprit révolutionnaire: «Le courage, le dévouement, l’esprit de sacrifice sont aussi contagieux que la lâcheté, la soumission et le sentiment de panique.» La prophétie conduit à l’espoir, l’espoir conduit au courage, le courage conduit à l’action, l’action conduit à l’inspiration, l’inspiration conduit à plus de détermination, à un espoir renouvelé, à un courage renforcé. Une fois que cette spirale magique de la révolte s’est enclenchée, elle acquiert une vie propre et devient, selon l’expression de Kropotkine, «un tourbillon révolutionnaire».

L’authentique aspiration à la Révolution peut être destructrice, mais jamais négative, et derrière elle il doit toujours y avoir une vision née du cœur de l’humanité. Il y a en conséquence quelque chose de beaucoup plus profond derrière la volonté d’une vraie révolution, de l’anarchie, qu’une simple opinion. Elle s’élève des profondeurs de notre âme collective et ainsi, par extension, du monde naturel dont nous faisons partie. Elle est le véhicule d’un besoin organique intangible de redresser les choses, pour l’humanité et la planète qu’elle domine, d’exister à nouveau en harmonie avec le Tao. Le rétablissement de l’état de nature, de l’Âge d’or, est exigé par les lois naturelles en comparaison desquelles nos artificielles lois humaines paraissent faibles et éphémères. Une fois lâchée, la force puissante d’un soulèvement global née de l’énergie vitale elle-même n’aura pas de difficulté à balayer à jamais les  violents mécanismes d’une tyrannie qui a étouffé l’humanité depuis bien trop longtemps.

La prophétie conduit à l’espoir, l’espoir conduit au courage, le courage conduit à l’action, l’action conduit à l’inspiration, l’inspiration conduit à plus de détermination, à un espoir renouvelé, à un courage renforcé. Une fois que cette spirale magique de la révolte s’est enclenchée, elle acquiert une vie propre

About Paul Cudenec 192 Articles
Paul Cudenec is the author of 'The Anarchist Revelation'; 'Antibodies, Anarchangels & Other Essays'; 'The Stifled Soul of Humankind'; 'Forms of Freedom'; 'The Fakir of Florence'; 'Nature, Essence & Anarchy'; 'The Green One', 'No Such Place as Asha' , 'Enemies of the Modern World' and 'The Withway'. His work has been described as "mind-expanding and well-written" by Permaculture magazine.

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